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« Le travail peut-il mourir ? »

L’entreprise est une organisation productive qui regroupe des forces de travail et des moyens de travail. Ceci étant posé, il est facile de comprendre que la vitalité de ce travail est une préoccupation cruciale : celui-ci est-il tonique, dynamique, actif et réactif ? Est-il une force qui porte et qui propose ? Car, si cette question se pose, cela signifie qu’une autre question angoissante existe tout autant : le travail peut-il se désensibiliser et se scléroser… jusqu’à mourir ?

Le chemin vers la mort… ou « la logique de la sclérose »

Le travail mort renvoie à un contexte envahi par les process, à un travail répétitif sans sens ni signification, à une disparition progressive des managers au sein des équipes donc de soutien, à un manque de reconnaissance au quotidien, à une absence de solidarité au travail due à l’individualisation des mesures de performance et une pression sur les objectifs qui freine les aides et les « coups de main », etc.

Ici, la seule valeur du travail réside dans sa rentabilité et tant pis si tout le monde le vit comme une obligation, une souffrance même. Car le travail mort ne concerne plus uniquement les opérateurs et les exécutants. Désormais même les cadres peuvent se retrouver enfermés dans une vision strictement techniciste de leur travail. Les procédures de gestion n’ont plus aucun secret pour eux, les réunions s’enchaînent, les outils de gestion se sont sophistiqués jusqu’à l’irréalité, le reporting devient une obsession et ces cadres n’ont plus le temps d’être dans la vie de leurs équipes, de travailler avec eux, de développer leurs compétences, de vivre « cette strate dense et invisible des relations humaines et interpersonnelles dont dépend en dernière instance l’efficacité finale » (Caillé & Grésy, La Révolution du Don – Le Management Repensé).

Les signes extérieurs… ou « les conséquences visibles »

On ne travaille plus… Désormais on manage, on gère, on pilote, etc. On se rend compte qu’une chose est morte quand elle a disparu, quand son nom – le mot même « travail » ! – n’est même plus prononcé dans le réel du quotidien. Or le travail, c’est justement ce qui fait vivre. Il n’est pas qu’alimentaire : il donne un sens et une finalité, il donne une place, il permet de dire « je suis là et je suis utile », il développe la personne… L’humain se nourrit du travail. La mort et la disparition du travail, jusque dans le vocabulaire employé, est donc un enjeu pour l’entreprise qui s’étonne a posteriori d’un manque de mobilisation, de participation et d’engagement.

Car les conséquences sont directes : les salariés se désengagent, ne réagissent plus suffisamment, ne vivent plus leur entreprise… ce qui force celle-ci à se rabattre sur les meilleurs d’entre eux et à manager de façon différenciée (les leaders, les hauts potentiels, etc.) Et les autres conséquences « à terme » de cette inflation techniciste tout le monde les connait : le désintérêt et le détachement, l’inertie, l’indifférence, les arrêts maladie, l’ennui, le stress, la déloyauté, le dégoût, l’absentéisme…

Cette situation est très courante. Elle se déploie même au cœur d’entreprises dirigées et gérées de bonne foi, avec des managers et des cadres humains. Des entreprises qui veulent sincèrement bien faire et qui donc, pour lutter contre la dévitalisation qui menace toujours plus, s’épuisent en stimulations extérieures de toutes sortes : teambuilding, happiness management ou conférences diverses sur les dernières modes (halocracy management, entreprise libérée, etc.) L’engagement et la motivation ne sont plus les conséquences d’un travail réellement vécu par un collectif, mais des valeurs décrétées de l’extérieur par un modèle managérial.

Remettre le travail réel au cœur du management…

Peut-on ressusciter ce qui est mort ? L’expérience montre qu’il n’est pas possible de ramener la vie dans une organisation en y introduisant une dose – même forte – de spontanéité (Buber, Je et Tu). Aucune excitation périphérique ne saurait remplacer la relation vivante avec le foyer central de l’entreprise qui a progressivement disparu : le travail réel et concret. Tant que le management ne fera pas un retour sur ce qui justifie l’entreprise même – son système de production concret de produits et/ou de services avec la dynamique sociale qui le rend possible – et qu’il s’enfermera dans des outils de gestion et des pratiques de management déconnectés du réel, « funs », à la mode, etc. le foyer central sera mort.

L’assouplissement de l’entreprise, la rendre « agile » ou la « libérer », ne compenseront jamais son absence. Ressusciter le travail revient à le reconnaître, à l’accepter dans toutes ses dimensions (non seulement objective, mais aussi subjective et collective) sans l’amputer et à comprendre que la présence managériale, la reconnaissance, la subsidiarité et la gratuité dans les relations sont des passages incontournables pour qui vise la performance, la résilience et la pérennité.

Article rédigé par Pierre Collignon (Directeur Général de l’Ircom) et Olivier Masclef (Directeur de la Chaire de Management du Travail Vivant)